La semaine dernière, nos ami·es de l'association Operae ont fait venir Bernard Friot et Aurélien Catin, membre de La Buse, à Ajaccio. Ils sont arrivés au bord de l'eau et ont suivi le cours Napoléon, puisque là-bas tout s'appelle Napoléon ou presque.
Près de la plage, à deux pas de la place du Diamant en travaux, ils ont franchi les grilles de la préfecture de Corse et pris place sur une estrade devant des membres du conseil économique, social, environnemental et culturel (Cesec) de Corse.
Nous vous livrons ici l'introduction de l'intervention de notre camarade, qui avait pour but de présenter la proposition de loi sur l'entrée des artistes auteur·ices dans l'assurance chômage et de raconter la campagne qui nous a permis d'en faire un enjeu de débat public.
Il fut question, surtout, de montrer une application opérationnelle des thèses de Bernard Friot et d'affirmer sans gêne, au sein d'un lieu institutionnel, notre volonté de construire un pouvoir collectif sur le travail :
« Cette année, le thème du festival organisé par Operae est "Le salariat : classe révolutionnaire".
Je pars de très loin puisque je parle d’une catégorie de travailleur·ses étrangère aux institutions du salaire et, d’une certaine manière, aux débats associés au salariat comme la hausse du Smic, les réformes des retraites et l’indemnisation du chômage.
En tant qu’auteur, j’évolue dans des milieux qui, dans le meilleur des cas, ne font que soutenir le progrès social, c’est-à-dire qui ne font qu’en parler ou le représenter. C’est une chose qui m’a frappé quand j’ai commencé à me professionnaliser : l’engagement de mes ami·es était le plus souvent moral. Je vis avec des artistes qui pour beaucoup se revendiquent révolutionnaires, dans la continuité des avant-gardes, sinon subversif·ves, suivant le mythe moderne du créateur génial, et qui pourtant végètent dans une forme d’hébétude administrative et dans une dépendance économique, d’une part à ce qu’il faut bien nommer un « marché de la subvention », d’autre part à des structures liées au patronat français (Bolloré dans l’édition, Pinault ou Pernod Ricard dans l’art contemporain, etc.)
En tant que militant, j’ai choisi de m’adresser à toutes les personnes qui déclarent leurs activités au régime de Sécurité sociale des artistes auteur·ices. D’après le code de la propriété intellectuelle, il existe deux familles d’artistes : les interprètes, qui jouent les œuvres, et les créateur·ices, qui les produisent. En fait, artiste auteur·ice est un synonyme de créateur·ice.
Cette catégorie recoupe une trentaine de métiers dont plasticienne, écrivain, graphiste, peintre, parolière, designer, scénariste, sculpteur, compositrice, etc.
Ce qui représente environ 180 000 personnes en population constante, dont au moins la moitié sont professionnel·les, ce qui signifie que la création est leur activité principale.
Ce qui ne signifie pas, en revanche, qu’ils en vivent. Les créateur·ices exercent des métiers marqués par une grande précarité (on ne sait jamais ce qu’on fera dans un an) et par une relative pauvreté, puisque leurs revenus d’activité sont généralement très faibles.
3,4 % des artistes auteur·ices concentrent 48 % du revenu artistique disponible. Il y a donc quelques personnes qui gagnent beaucoup d’argent (auteurs-compositeurs et scénaristes, pour l’essentiel). Mais ces cas particuliers cachent une situation presque intenable. Concrètement, si cette année je déclare 10 000 euros brut de revenus artistiques, je ferai partie des 25 % d’artistes qui gagnent le plus.
Prenons la BD : en 2019, le quotidien
La Charente Libre a fait une petite enquête. Il se trouve que sur 200 auteur·ices installé·es à Angoulême, 150 étaient au RSA. On parle ici de professionnel·les publié·es, payé·es au forfait ou à la planche et qui, entre deux albums, sont aux minima sociaux.
Je passe sur la situation des arts plastiques qui est encore plus lamentable.
C’est donc à ces artistes qui ne sont pas salarié·es, qui gagnent peu d’argent, qui sont divisé·es à force de concurrence et qui ont bien souvent une vision romantique de leur condition, héritée de la fin du XIXe siècle, qu’il a fallu expliquer que le salariat est la classe révolutionnaire en action et qu’ils en font partie.
Pas évident.
Heureusement, je ne suis pas seul. J’ai pu compter sur le concours d’un collectif qui s’appelle La Buse et dont je fais partie depuis 2018. Le premier pilier sur lequel nous avons fondé notre action, c’est la construction de la catégorie de travailleur·ses de l’art, qui englobe les artistes mais pas que, dans l’optique de forger une conscience collective.
Comment procéder ? Très concrètement, par des réunions publiques, des prises de parole (colloques, débats, tables rondes, etc.), des publications, par la formation et l’animation d’un réseau de collectifs, de lieux et de syndicats, et par des mobilisations comme Art en grève lors du mouvement contre la réforme des retraites de 2019.
Sur un plan plus conceptuel, il a fallu faire sauter plusieurs verrous :
Celui de l’identification du travail productif à l’emploi industriel masculin. C’est une conception bien enracinée, y compris dans le mouvement social qu’on a longtemps appelé le "mouvement ouvrier".
Il y a de la production par-delà l’industrie (on commence à le savoir, dans nos pays de vieux capitalisme) et même par-delà l’emploi, dans le bénévolat des retraité·es, dans la sphère domestique et dans les activités artistiques qui créent beaucoup de valeur même quand elles ne sont pas payées (cf. Dominique Sagot-Duvauroux).
Autre verrou, plus solide, la figure du créateur qui s’impose à la fin du XIXe siècle en opposition à celle du professionnel. L’artiste est en rupture avec la société, son activité est aux antipodes du travail et son mode de vie le distingue du commun des mortel·les (cf. Gisèle Sapiro).
Ce mythe romantique est justifié et concrétisé par l’outil économique et juridique qui valide la création. Contrairement aux interprètes, les auteur·ices ne se sont pas posé·es d’emblée comme des travailleur·ses, pour des raisons culturelles certes, mais aussi parce que leur condition moderne a été construite autour de droits de propriété plutôt qu'autour du droit du travail. C’est un choix qui est fait dès 1791, en pleine Constituante, lorsque est votée la première loi sur le droit d’auteur, qui s’appuie sur le principe de propriété littéraire et artistique. Cet outil, révolutionnaire en son temps, présente deux gros inconvénients :
Premièrement, il masque le travail de création en ne retenant que la possession d’une œuvre achevée qui va éventuellement produire une rente si elle est exploitée.
Deuxièmement, il fait de l’artiste un petit propriétaire qui doit contracter sans protection avec un grand propriétaire, ce qui induit un rapport asymétrique (il n’y a aucune égalité entre une jeune romancière qui publie son premier bouquin et Flammarion).
En résumé, j’ai dû me glisser à un endroit entre écriture, militantisme et sciences sociales.
J’ai trouvé des allié·es dans le champ des arts visuels.
Nous avons constitué un réseau de collectifs, de lieux de production artistique et de syndicats et, ensemble, nous avons fait sauter plusieurs verrous :
L’identification du travail à l’emploi (et du salariat à la subordination).
Le mythe du créateur qui nie la notion de travail artistique et nous laisse sans ressources face à l’exploitation qu’on subit.
Et enfin, la légitimité du droit d’auteur, non pas dans son ensemble, mais comme mode de rémunération central des activités de création.
Il a fallu convaincre, ferrailler, et dans le même temps, ouvrir une perspective, offrir un débouché à la frustration et à la colère que produit la situation.
Car enfin, faire de la politique, ce n’est pas critiquer, c’est transformer.
C’est pourquoi dès le début, notre pari était d’aller partout expliquer que les institutions du salariat sont une solution d’avenir pour les travailleur·ses de l’art, dont les artistes.
Pas seulement parce qu’elles offrent plus de droits que la microentreprise.
Pas seulement parce qu’elles nous connectent matériellement à l’ensemble des travailleur·ses du privé.
Mais parce qu’elles dessinent une forme de statut de citoyen·ne-travailleur·se dans lequel le salaire n’est pas la contrepartie d’une activité subordonnée mais un droit politique, comme le suffrage.
On a dit aux artistes : l’enjeu de nos mobilisations, ce n’est pas d’être un peu mieux payé·es pour nos workshops, ce n’est pas non plus d’obtenir 11 % plutôt que 10 % de part auteur·ice. C’est de prendre ce que les institutions du salariat ont de meilleur et de l’étendre.
C’est de contribuer à cette dynamique historique qui a commencé à lier le salaire à la personne plutôt qu’à l’emploi ou pire, à la tâche.
Nous qui revendiquons l’autonomie, nous qui voulons maîtriser le processus de création et de diffusion de nos œuvres, avons besoin d’une rémunération garantie, préalable, qui permette de créer librement.
C’est cette ligne qui nous a conduit à nous interroger : comment ouvrir un droit à la continuité du revenu aux artistes auteur·ices ? »
La suite de l'intervention fut une présentation somme toute classique de la proposition de loi.