Par son origine et sa composition, La Buse s’inscrit principalement dans le champ des arts visuels, un milieu professionnel où les droits des travailleur·euse·s sont presque inexistants. Cette situation est le produit d’une histoire longue opposant l’art au travail, qui s’est cristallisée au cours de la période romantique, au XIXe siècle, et a figé l’artiste dans une posture de créateur⋅rice isolé⋅e ne produisant que par et pour lui⋅elle-même. L’activité artistique n’a donc pas bénéficié des avancées sociales du XXe siècle et, malgré l’émergence d’un secteur culturel structuré, cette représentation surannée demeure prégnante dans l’imaginaire collectif. Celle-ci se fonde pourtant sur une séparation factice et trompeuse entre le registre esthétique et la réflexion politique sur le statut des producteur⋅rice⋅s, comme si définir des droits communs s’opposait à la singularité de l’acte de création.
Ce déni des conditions sociales de production artistique empêche de prendre conscience des intérêts collectifs et éloigne des luttes actuelles. Cependant, il semble que la précarité dans laquelle est maintenue la majorité des acteur⋅rice·s du champ des arts visuels conduise à une prise de conscience grandissante. C’est dans ce contexte qu’il est apparu nécessaire à La Buse de formuler une réflexion sur le travail et d’agir en faveur de changements concrets.
Constatant la récurrence systémique d’abus en tout genre dans le champ de l’art, La Buse s’est constituée non seulement pour faire des propositions permettant d’améliorer les conditions des travailleur·euse·s de l’art, mais aussi pour aider ces mêmes personnes à faire valoir leurs droits. La Buse œuvre à la reconnaissance d’un statut pour les travailleur·euse·s de l’art en proposant une série de revendications et en développant plusieurs outils, dont une plateforme de visibilisation des pratiques abusives.
La Buse inscrit sa réflexion dans une phase spécifique du capitalisme, celle du néolibéralisme, qui a pour particularité de reprendre la rhétorique critique issue du monde de l’art pour justifier son action. Le management a ainsi prôné « l’épanouissement », la « libération », « l’autonomie » pour mieux fragiliser les travailleur⋅euse·s pris⋅e·s dans des systèmes de contraintes transformés en autocontraintes. Cette destruction de la notion de contrat, de salaire, de droits attachés à la personne ou au poste de travail, fonctionne comme un déni de professionnalité. Cela empêche les travailleur·euse·s du champ des arts visuels de se penser comme un groupe social aux intérêts convergents.
Dans ce contexte, le champ des arts visuels apparaît comme un laboratoire du paradigme néolibéral : il est très faiblement structuré et met en concurrence des individus isolés, entrepreneurs d’eux-mêmes. Le différentiel entre des postulant⋅e·s très nombreux⋅euses et la faible proportion de celles et ceux qui peuvent en vivre y est particulièrement marqué et ne peut s’expliquer que par le postulat idéologique qui présente ces activités comme « désintéressées ».
Il est donc temps de se réapproprier socialement et non plus simplement métaphoriquement le terme de travail. Les acteur·rice·s des champs culturels*
Accorder une reconnaissance sociale aux différentes activités du monde de l’art implique de repenser la notion même de travail, dont la définition dominante a été imposée par une classe capitaliste depuis les débuts de la révolution industrielle. Un groupe social limité s’arroge en effet le droit de définir ce que l’on doit produire et comment le faire, ce qui exclut de fait une grande partie des activités du champ du travail. Concernant le champ des arts visuels, cette absence de reconnaissance est particulièrement marquée et la plupart des activités qui s’y réalisent sont pourtant considérées comme non productives en dehors de leur existence sur un marché.
La Buse combat la réduction de ces activités au rang de « loisirs » et l’idéologie économique qui vient légitimer cette réduction, c’est-à-dire une vision orthodoxe de l’économie se présentant comme une « science » objective. La définition du travail est bien une convention sociale et non un donné naturel et, en tant que tel, peut faire l’objet d’une lutte politique. Il est ainsi possible de contester la forme emploi et la notion de subordination qui lui est associée comme seule forme de travail reconnue, c’est-à-dire ouvrant droit à un salaire et à des protections sociales.
Par ailleurs, cette domination économique d’une classe détentrice des titres de propriété se cumule et vient renforcer les autres formes de discriminations existant dans le monde social. La Buse combat donc tout autant l’exclusion de professionnels en raison de leur appartenance à un métier réputé non productif que la mise à l’écart systémique de groupes d’individus en raison de préjugés sociaux fondés sur le genre, la classe, la race ou sur tout autre critère.
La Buse reconnaît que le champ des arts visuels reproduit largement ces exclusions malgré l’apparente prise en compte de ces questions sous formes d’expositions, de colloques, etc. Au lieu de modifier les pratiques, leur thématisation semble au contraire avoir pour fonction première de conserver l’existant et notamment l’image d’un milieu qui se présente et se pense volontiers comme une avant-garde politique. À l’image d’autres secteurs de la société, La Buse affirme donc qu’il convient de déconstruire ces inconscients économiques et culturels pour accorder le monde de l’art aux luttes politiques en cours.
Les propositions de La Buse sont organisées en trois catégories relevant de temporalités différentes. Cette pluralité de perspectives indique une volonté d’éviter un travers de la pensée critique qui consiste à opposer les luttes entre elles. Il est possible de combiner des solutions « techniques » et des projections politiques plus ambitieuses, pour à la fois agir sur le fonctionnement du monde de l’art et promouvoir des idées encore considérées comme radicales. Ce positionnement reflète la pluralité des personnes impliquées dans La Buse, un groupe composé de militant⋅e·s qui peuvent aussi être artistes-auteur⋅e·s, chercheur⋅se·s, commissaires d’exposition, critiques, graphistes, etc.
Ces propositions ont pour objectif de remettre en question un fonctionnement économique qui dépossède les travailleur⋅euse·s de la maîtrise de leur activité. En effet, si la pratique artistique est généralement perçue comme source d’authenticité et de liberté, la réalité du milieu est tout autre. Les formes produites et les contextes d’exposition considérés comme légitimes sont majoritairement déterminés par – et calibrés pour – des marchés, eux-mêmes dominés par une certaine catégorie d’intermédiaires. Face à cette situation, la stratégie la plus courante est de défendre le droit d’auteur et les aides à la création, tout en essayant de valoriser au cas par cas des activités périphériques à la création (cours, conférences, dédicaces, rencontres publiques, workshops, etc.).
Cette absence de perspectives est due en partie à la centralité de la propriété littéraire et artistique qui nous empêche de penser d’autres modalités de validation et de reconnaissance de notre travail. Le versant patrimonial du droit d’auteur nous soumet aux aléas des marchés et aux attentes d’intermédiaires*