Le 10 mai dernier, notre camarade Aurélien Catin était invité au FRAC Sud par l'Institut d'études avancées de l'université Aix-Marseille pour contribuer à une
journée intitulée « Abandonner le travail ? À propos du revenu universel ».
Cette mini-conférence a été l'occasion de répondre au mythe de l'abandon du travail et de faire le point sur les projets politiques que recouvre le terme générique de revenu universel, tout en partant du statut des artistes.
Voici le texte de son intervention :
Wage, not income.
Du salaire plutôt qu’un revenu.
Face à la mobilisation contre la réforme des retraites, Emmanuel Macron et le gouvernement français proposent une revalorisation des revenus. Mais le mot « revenu » n’a aucune valeur politique. Ça peut être un salaire, mais aussi une prime d’activité, un chèque énergie, un dividende ou un minimum vieillesse. En clair, le revenu c’est du cash. Comme tout le monde, je pense que le cash peut servir : ça permet de manger mieux, de respirer plus facilement, mais ça ne change pas les rapports de production.
Donc,
not income.
Les organisations dont je fais partie, comme le collectif La Buse, ne militent pas pour que les artistes bénéficient d’un revenu de base (qui, soit dit en passant, ne serait pas universel s’il n’était distribué qu’à une certaine catégorie professionnelle). Nous considérons que les artistes doivent s’inscrire dans la construction de garanties collectives aux côtés des autres travailleur·ses afin que toute personne majeure soit dotée d’un droit politique au salaire.
Au contraire du revenu (
income), le salaire (
wage) exprime un rapport à la production. Que produit-on ? Qui travaille ? Comment ? À quelles fins ? Qui décide ? Si les artistes ne s’intéressent pas à ces questions, ces questions s’occuperont des artistes. Elles façonneront le travail artistique sans l’avis des premier·es concerné·es.
Il est donc temps que les créateur·ices de tous les secteurs s’impliquent dans les luttes de la classe révolutionnaire en mouvement, c’est-à-dire le salariat (à ne pas confondre avec l’emploi). Nous devons participer à la construction d’un statut commun qui fera du salaire un attribut de la personne (comme le droit de vote, par exemple), et non la contrepartie d’une activité validée par un marché piloté par de grands propriétaires économiques.
C’est l’enjeu de ce que j’appellerai le salaire de la liberté.
UN POINT COMMUN
Il y a évidemment un point commun entre d’un côté les différents modèles de revenu de base, revenu universel,
universal basic income, etc., et de l’autre le salaire à la qualification personnelle. Les deux propositions mettent en débat la revendication d’une rémunération inconditionnelle. Or dans une société de surveillance, dans une économie fondée sur le soupçon et la culpabilité, ce n’est pas un accord mineur. La confusion souvent opérée entre les deux propositions traduit une aspiration profonde que nous devons entendre et à laquelle nous devons répondre de manière claire.
Une rémunération inconditionnelle sans renforcement du statut de travailleur·se et sans démocratisation du système productif peut constituer – pour reprendre la formule du sociologue Bernard Friot – une bonne roue de secours d'un capitalisme déchaîné.
D’accord pour une ressource déconnectée de l’activité, mais pour quoi faire ? Pour libérer le travail et garantir la maîtrise collective de la production, et non pour distribuer du cash à des individus prisonniers d’un mode de production inchangé. Les artistes ne sont ni des êtres à part qui auraient droit à un revenu de base spécifique ni des pauvres qu’il faudrait maintenir à flot. Elles et ils sont les égaux des autres travailleur·ses, ce qui leur donne droit au salaire à vie comme tout le monde.
INSTITUER LE TRAVAIL
Sur le chemin qui mène à ce fameux salaire comme attribut de la personne, il faut distinguer deux catégories d’artistes : d’un côté les interprètes, qui s’organisent depuis plus de cent ans pour être considéré·es comme des travailleur·ses et pour bénéficier des conquis du salariat, et de l’autre les créateur·ices dont l’activité est essentiellement structurée par un outil qui fut révolutionnaire en son temps : la propriété littéraire et artistique dont découlent les droits d’auteur.
Dans une économie dominée par les principes du capitalisme, nous savons à peu près ce que vaut l’abandon du travail, c’est-à-dire la renonciation à son institution. Il suffit d’observer les secteurs de la création : régulation indigente, droits sociaux incomplets et exploitation quasi sans entrave des travailleur·ses de l’art.
Pour mémoire, 53 % des artistes graphiques et plastiques ont perçu moins de 8800 euros de revenus artistiques en 2017.
En 2019,
La Charente libre a montré que sur 200 auteur·ices de BD installé·es à Angoulême, 150 étaient régulièrement au RSA.
En 2020, le rapport Racine nous a appris que le revenu médian global des plasticiens était de 15 000 euros par an contre 10 000 pour les plasticiennes.
Nous avons donc affaire à des professionnel·les dont les ressources dépendent exclusivement du produit de la vente de leur travail, ce qui fait qu’elles sont aléatoires, insuffisantes et que les inégalités structurelles s’y expriment avec une grande violence. Dans ce contexte, je comprends qu’une partie des créateur·ices soient sensibles à l’idée d’un revenu minimum garanti qui leur permettrait de limiter les dégâts et de se dégager des angoisses du quotidien. Mais encore une fois, quel type de rémunération pour quelle justification ? S’il permet de contourner l’enjeu du statut et d’éviter d’avoir à réfléchir sur l’économie des mondes de l’art, le revenu universel est un faux ami. Avant de parler de ressources, il me paraît nécessaire de répondre « Non » à la question « Abandonner le travail ? » Ou alors, que les ami·es qui la posent aient l’honnêteté d’en révéler la suite : « Abandonner le travail : à qui ? »
Les organisations dont je fais partie, que ce soit La Buse ou le syndicat des travailleur·ses artistes-auteur·ices, ne militent pas pour l’adjonction d’un revenu de base dans un mode de production inchangé. Elles cherchent à inscrire les créateur·ices dans la construction d’un statut commun émancipateur incluant un droit au salaire déconnecté de la mesure de l’activité. Cette démarche est la manifestation sectorielle d’un projet de classe.
TRANSFORMER LE STATUT DES ARTISTES
Comment pratiquer les idées que nous tentons de mettre en circulation ? C’est tout l’enjeu du travail militant que je mène y compris en prenant la parole aujourd’hui. Pour apporter des éléments de réponse, je vais partir des travailleur·ses de la création qui relèvent du régime social des artistes-auteur·ices, c’est-à-dire les écrivains, les plasticiennes, les peintres, les illustratrices, les sculpteurs, les parolières, les graphistes, les graveuses – bref, toutes les personnes qui sont réputées être à l’origine des œuvres. À l’heure actuelle, cette catégorie d’artistes connaît trois modes de rémunération qui la tiennent éloignée du salaire attaché à la personne :
1) Les droits d’auteur sur la vente des œuvres reproductibles (livres et musique, par exemple). Cet outil n’institue pas le travail. Le droit de propriété fait de l’œuvre un patrimoine, acquis par un travail passé non quantifiable, qui va produire une rente proportionnelle à son succès commercial.
2) Les honoraires qui rémunèrent la cession d’œuvres uniques et la vente de prestations périphériques à la création (ateliers, conférences, expositions, interventions en milieu scolaire, etc.) On est ici dans un format d’activité freelance avec paiement à la pièce ou à la tâche.
3) Les bourses et les aides à la création qui reconduisent le modèle du mécénat et qui pallient l’insuffisance des deux premiers modes de rémunération.
On voit donc que les créateur·ices ont un statut composite entre propriété, travail indépendant et patronage dans lequel le revenu est proportionnel au succès du produit du travail (mode de rémunération typique du capitalisme) ou le fait du prince. On est loin de la liberté qu’apporte la garantie du salaire.
Cependant, ce statut possède aussi une dimension salariale. Depuis la fin des années 70, le régime de Sécurité sociale des artistes-auteur·ices est adossé au régime général en termes de moyens et de prestations, ce qui confère à des professionnel·les qui ne touchent jamais de salaire direct
stricto sensu les mêmes droits que les salarié·es du privé pour la santé, les prestations familiales et la retraite.
Une peintre qui atteint l’âge légal de départ à la retraite en ayant validé toutes ses annuités (bon courage) voit son revenu de référence être attaché à sa personne. Elle bénéficie d’une pension de base conçue comme la continuation du meilleur salaire de carrière (c’est la logique du régime général, calquée sur la pension des salarié·es du public : à l’issue de la carrière, le meilleur salaire passe du poste à la personne. C’est un salaire à vie qui arrive trop tard.)
Cette dimension salariale permet d’envisager concrètement la transformation du statut des artistes par l’obtention de droits généraux, interprofessionnels, qui excèdent la particularité de l’activité. Le régime général est une voie parmi d’autres pour lier les créateur·ices à la classe des travailleur·ses et pour switcher du paradigme de l’artiste-propriétaire à celui de l’artiste-travailleur·se doté·e de droits liés à sa personne plutôt qu’à son œuvre.
Reprenons : dès que je déclare un euro en tant qu’auteur, j’ai une assurance maladie de salarié. À partir de 6900 euros (soit 600 heures Smic), je valide une annuité pour ma retraite et j’ai des indemnités maladie et des congés paternité. En revanche, pas d’assurance chômage. En termes de conditions matérielles, ça fait toute la différence entre les interprètes et les créateur·ices. Dans
Les intermittents du spectacle (La Dispute, 2013), le sociologue Mathieu Grégoire montre qu’au XXe siècle, les artistes interprètes ont une obsession : obtenir tous les droits qui se construisent dans l’emploi. C’est ce qui leur permet d’avoir des conventions collectives après 36, d’obtenir la présomption de salariat en 68, et c’est ce qui rend possible la mise en route de l’intermittence et l’irruption d’un autre rapport au salaire.
FONDEMENTS DE L’INTERMITTENCE
Le régime de l’intermittence apparaît dans les années 60 avec la création des annexes 8 et 10 de la convention Unédic qui incluent les technicien·nes et les artistes du spectacle dans l’assurance chômage. Qui les incluent en théorie, car le seuil d’accès à l’indemnisation est si élevé que personne n’en bénéficie (à l’époque, il faut faire 1000 heures dans l’emploi sur 12 mois). Ce n’est qu’en 79, quand la CGT obtient l’abaissement du seuil à 520 heures (ce qui correspond à 3 mois dans l’emploi permanent), que des dizaines de milliers de travailleur·ses du spectacle commencent à expérimenter le droit au salaire entre les contrats.
Pour les personnes qui accèdent à l’indemnisation, il y a discontinuité de l’emploi mais continuité du salaire.
Cette conquête se démarque d’un dispositif comme le RSA, un forfait financé par l’impôt qui reconnaît que les individus ont des besoins qu’il convient de prendre en charge a minima. L’assurance chômage, qui prolonge le régime général de Sécurité sociale, pose que nous ne cessons pas d’être des travailleur·ses quand nous sortons de l’emploi. Nous ne perdons pas immédiatement notre qualification et notre rémunération puisqu’elles deviennent des attributs personnels. C’est temporaire, c’est encore soumis à conditions, mais la logique est celle d’un droit au salaire détaché de l’activité.
Les interprètes l’ont conquis, il s’agit désormais que les artistes-auteur·ices leur emboîtent le pas.
C’est ce que propose le collectif La Buse dans une tribune intitulée
Garantir un droit à la continuité du revenu aux travailleur·ses de l’art. Le propos est simple : les artistes-auteur·ices ont déjà des droits de salarié·es ; développons ce type de protection sociale, notamment par une espèce de double extension des principes de l’intermittence, à la fois horizontale, par l’intégration de nouvelles catégories de travailleur·ses indépendant·es comme les artistes-auteur·ices, et verticale, par l’abaissement du seuil d’accès au salaire continué.
Je rappelle que ce seuil est le résultat d’un rapport de force. Il a été divisé par deux en 79 et il peut l’être de nouveau si nous faisons correctement notre boulot.
La Buse ne fétichise pas l’assurance chômage et la Sécu, deux institutions par ailleurs affaiblies par les réformes libérales. Cette tribune cherche à montrer que ce sont des « déjà-là » qui portent en eux les germes de leur dépassement. Le régime de l’intermittence, par exemple, repose sur des principes qui permettent d’expérimenter un nouveau statut de la personne vis-à-vis du travail.
Encore une fois, il n’est pas question d’abandonner le travail mais de le changer.
Qu’est-ce qu’une travailleuse ? C’est ça, la bonne question. Est-ce que c’est quelqu’un qui est payé après avoir mis en valeur le capital d’un employeur, ou après avoir répondu aux attentes d’un commanditaire, ou est-ce que c’est un statut qui précède l’activité et qui nous permet de travailler librement ?
LE SALAIRE DE LA LIBERTÉ
Quand nous posons l’horizon de l’inconditionnalité des droits sociaux, nous cherchons à rendre tangible l’idée d’un droit politique au salaire. Pour être payé·e, pas besoin de prouver qu’on est méritant·e en faisant du chiffre. La rémunération peut être assurée par une caisse de salaire, comme le propose la tribune de La Buse (à ce sujet, voir le manuel
Aujourd’hui, on dit travailleur·ses de l’art édité par 369).
Dans ce texte, nous avons conservé l’idée d’un seuil d’accès, donc d’une conditionnalité : nous suggérons qu’à partir de 3000 euros déclarés dans l’année (soit 260 heures Smic), les artistes-auteur·ices entrent dans l’assurance chômage et touchent quoi qu’il arrive 1700 euros mensuels. Mais vous voyez bien que ce type de droit vise à décorréler le salaire de la prétendue mesure de la productivité individuelle. Philosophiquement, ça me paraît plus safe qu’un revenu de base. J’espère que nous irons plus loin en militant pour l’inconditionnalité du salaire continué.
Parce qu’au fond, quel est l’enjeu ? C’est de faire du salaire à vie la manifestation d’un nouveau statut du travailleur et de la travailleuse. Dans le capitalisme, nous sommes tous·tes considéré·es comme des improductifs, c’est pourquoi nous sommes sommé·es de nous insérer dans l’emploi ou de vendre des marchandises pour prouver notre mérite. Avec un salaire attaché à la personne, il y a présomption de productivité. Ça ne veut pas dire que tout devient du travail par magie, pas du tout, mais que toute personne majeure est présumée en capacité de produire de la valeur et de participer à la prise de décision en matière d’économie. Le travail devient enfin chose publique. La citoyenneté s’étend.
En d'autres termes, le salaire n’est plus la contrepartie d’une activité aliénée mais la condition d’un travail libéré. Quoi de plus stylé pour le travail artistique ?